Mahaleo, groupe phare de la scène musicale à Madagascar, a cette année 45 ans. Toujours actif, ce chroniqueur du quotidien, né pendant une révolution populaire, jaloux de son indépendance, a une histoire qui ne ressemble à aucune autre.
ahaleo, le groupe de musique le plus populaire à Madagascar, fête cette année un anniversaire exceptionnel : il a atteint 45 ans d’existence. Malgré cette longévité, il reste peu connu hors de la Grande Île. Il le mériterait pourtant : enfanté par une révolution populaire, inventeur d’un folksong à la malgache, auteur de textes subtilement ciselés, d’une sensibilité de gauche affirmée, rassemblant trois générations de fans, Mahaleo, dont le nom signifie « libre » ou « indépendant » en malgache, a un profil et un parcours totalement hors normes.
Quand Mahaleo fait ses débuts, en mai 1972, Madagascar est en plein bouleversement politique et social. Étudiants, lycéens et travailleurs se réunissent quotidiennement dans le centre-ville de la capitale, Antananarivo, pour demander la fin des accords dits « de coopération » qui subordonnent toujours leur pays à la France, l’ancien colonisateur. À 170 km de là, dans la ville d’Antsirabe, c’est aussi l’effervescence : les lycéens sont entrés dans le mouvement et font grève.
Parmi eux, il y a sept copains, dont deux paires de frères : Bekoto, Charle, Dadah, Dama, Fafa, Nono et Raoul. Tous musiciens. Plusieurs d’entre eux ont appris à jouer de la guitare sur des instruments fabriqués par leurs soins – avec des câbles de frein de vélo en guise de cordes. De manière informelle, ils commencent à animer les manifestations avec leurs compositions. Ils chantent en malgache : « Nous avons des idéaux, nous ne nous tairons pas tant que vous n’aurez pas satisfait nos justes revendications. » Ils séduisent leur public. Dans cette période de rejet de la France et de désir de « retour aux sources », l’utilisation qu’ils font de leur langue maternelle, alors peu habituelle dans le monde de la musique, est appréciée. Leur groupe est né. Le fait qu’il ait éclos pendant cette grève historique va beaucoup influencer la suite de son chemin.
Le 13 mai 1972 est marqué par la mort d’une quarantaine de personnes, tuées dans des affrontements avec les forces de sécurité, à Antananarivo. Dépassé par les événements, le président Philibert Tsiranana remet, le 18 mai, les pleins pouvoirs au chef d’état-major de l’armée. Les accords contestés sont abrogés : Madagascar quitte un an plus tard la zone franc et voit partir les militaires français positionnés sur son territoire. Chez les manifestants, c’est l’euphorie, l’espoir d’un renouveau pour le pays. Dans une ambiance survoltée, les Mahaleo se produisent pour la première fois à Antananarivo, sur le campus de l’université, quelques jours après le retrait de Tsiranana. Dans les mois suivants, ils enregistrent leur premier disque, qui fait aussitôt un tabac sur la radio nationale.
La suite est étonnante. Gardant la tête froide, les sept lycéens décident de poursuivre leurs études et intègrent l’université. Trois d’entre eux, Dadah, Nono et Raoul, deviennent médecins dans le service public ; Fafa, grande voix du groupe, est employé au ministère des transports ; Bekoto, Charle et Dama sont sociologues, engagés dans le monde rural. Leur priorité : servir leur pays. Mais si leur métier passe avant le reste, ils n’abandonnent pas leurs guitares. Ils auraient tort de le faire : ils ont un succès fou.
Bouleversant la scène musicale malgache, ils rassemblent des foules gigantesques dans des concerts en plein air qui durent souvent huit heures d’affilée. Ils se produisent gratuitement ou pour pas grand-chose. Les jeunes apprennent leurs chansons par cœur, les imitent en portant les sandales en pneu qu’ils affectionnent. Au départ utilisées par les tireurs de pousse-pousse d’Antsirabe, ces sandales sont pendant la décennie 1980 l’un des emblèmes du groupe. Elles « signifiaient pour nous “avoir les pieds sur terre” et “être avec le peuple” », expliquera plus tard Dadah.
L’un des atouts de Mahaleo repose sur le nombre de ses compositeurs : ils sont quatre – Bekoto, Dadah, Dama et Raoul. Chacun crée ses paroles et ses musiques, avec son style et sa sensibilité. La plupart de leurs écrits, en particulier ceux de Dadah, sont d’une grande qualité poétique, selon l’avis de beaucoup de Malgaches. Ils ont une autre particularité : « Nous disons ce qui ne va pas […]. Ça me dérange de voir des choses qui ne sont pas normales, je suis un révolté. Je crois que plusieurs d’entre nous ont été marqués par le père de Dadah et Nono : c’était quelqu’un de très droit, qui aimait son pays et qui n’acceptait pas les inégalités », a raconté un jour Raoul.
Impertinentes, révoltées, contestataires, désenchantées, remplies d’espoir, de résistances ou de doutes, les œuvres des Mahaleo mettent parfaitement en scène le quotidien des Malgaches, dont l’immense majorité vit sous le seuil de la pauvreté, et l’indifférence de leurs dirigeants qui profitent, seuls, des richesses nationales. Issus de milieux modestes, les Mahaleo savent de quoi ils parlent : aucun d’eux n’a jamais roulé sur l’or et n’a d’ailleurs jamais souhaité que cela lui arrive.
« Bien sûr, j’aime bien l’idée d’être riche. C’est agréable d’avoir des conditions de vie confortables. Mais je crois aussi que le but n’est pas d’avoir trop de confort », observe Bekoto. Les Mahaleo « ont la vertu de compassion, qui se dit “antra” en malgache et qui signifie “garder un cœur quoi qu’il arrive” », expliquait en 2005 la sociologue Janine Ramamonjisoa, qui a eu trois membres du groupe comme étudiants. Tout en s’inscrivant dans la culture de leur île et son histoire politique, souvent chaotique, une partie de leurs chansons abordent aussi des thèmes très universels (l’amour, la mort, la folie, l’enfance, la liberté, le temps qui passe…). « Les gens, quels que soient leur génération, leur niveau et leur style de vie, se reconnaissent dans les histoires que racontent les Mahaleo. Et si on ne se reconnaît pas dans certaines scènes, on se reconnaît dans leur sensibilité », dit un fan de longue date.
« Leurs valises débordent de devises »
Beaucoup des textes composés il y a 20, 30 ou 40 ans restent d’une étonnante actualité. C’est le cas de Tontolo aina (Notre planète), écrit en 1991 par Raoul, qui évoque le changement climatique et voit le désastre arriver :
« Les arbres s’embrasent, le ciel s’enflamme / Les fleurs parfumées dépérissent et se fanent / Des incendies démesurés dévorent les forêts / La savane brûle en un clin d’œil / Le ciel s’obscurcit et le soleil disparaît / La terre est dans les ténèbres, le climat est dérangé / Les espèces disparaissent, sans raison claire / On sent déjà les lendemains remplis de misère. » Pendant ce temps, les dirigeants « disent que c’est la crise / Mais leurs valises débordent de devises / Ils disent qu’ils ne sont pas obligés / Ce n’est pas leur faute si la planète est abîmée / Tout ce qu’ils veulent, c’est compter les gros billets. »
Lendrema est la plus longue des compositions de Mahaleo. Signée Bekoto, elle conte l’histoire d’un jeune campagnard parti en ville, où il a mal tourné, et de son fils, graine de voyou, obligé de voler pour survivre. « Le fils de Ndrema est un orphelin/Pondu en pleine rue/Fils d’esclave répugnant/ Fils de rien sans papiers/Vaurien, vaurien, vaurien ! », dit la chanson, avant de conclure, de manière finement subversive : « Lui, lui est le fils du peuple ! » (Izy, izy, izy no zana-bahoaka !, en malgache).
Parfois, les paroles appellent sans ambiguïté à la révolte. Mianara miaina (Apprends à vivre) clame : « Apprends à vivre, apprends à réagir/Il faut préparer un lendemain nouveau/Ne te laisse plus exploiter ni écraser/Mais ose te révolter si tu ne le supportes plus. »
Évidemment, le pouvoir politique n’a pas toujours considéré Mahaleo d’un bon œil et a tenté de l’utiliser. Sans y parvenir : le groupe est resté insaisissable, attaché à sa liberté d’action et de penser. « D’autres ont été un peu trop politisés et ont fait long feu sur scène. Les Mahaleo, eux, ont toujours réussi à se faufiler, en restant plus ou moins “neutres”, mais avec un regard qui ne pardonne pas », estimait en 2005 Tsilavina Ralaindimby, ancien journaliste et actuel directeur de la communication à la présidence. En dépit des nombreux troubles politiques qui ont secoué Madagascar depuis 1972, et « malgré les pouvoirs successifs qui ont trahi systématiquement l’espérance du peuple », les Mahaleo « ont continué à maintenir le cap de l’indépendance d’esprit », a salué l’écrivain Jean-Luc Raharimanana en 2011.
Cela n’a pas empêché Dama de faire une incursion en politique en se faisant élire député indépendant dans les années 1990 – ce qui a créé des tensions au sein du groupe, Bekoto estimant que la « politique aliène l’imagination ». Bien plus tard, lors de la grave crise politique de 2009, les Mahaleo ont été très troublés de voir les deux parties en conflit chanter certains de leurs titres dans des manifestations. « On est au milieu de tous, grâce à nos chansons », disait alors Raoul.
Les Mahaleo sont en tout cas entrés dans les habitudes musicales de beaucoup d’habitants d’Antananarivo : il est courant, lors d’un événement familial ou amical, que les participants, toutes générations confondues, entonnent à un moment ou à un autre plusieurs de leurs compositions. Mais si le groupe fait partie du patrimoine culturel national, ses membres ne sont malheureusement pas immortels : Raoul, qui se définissait comme « un éternel insatisfait et idéaliste », est décédé brutalement en 2010, à l’âge de 58 ans. Un cortège de plusieurs kilomètres a accompagné son cercueil entre la ville de Tamatave, où il était médecin, et Antananarivo. Nono l’a rejoint au pays des razana, les ancêtres, en 2014.
Au grand dam de leurs fans, Mahaleo au complet n’aura pu enregistrer qu’une infime partie de son répertoire, qui compte plusieurs centaines de chansons : par manque de temps et d’intérêt, il a rarement fréquenté les studios d’enregistrement. Pour les mêmes raisons, il a fait peu de concerts à l’étranger et ceux qui ont eu lieu ont été pour la plupart organisés dans le milieu relativement fermé de la « diaspora » malgache. Il faut reconnaître que le fonctionnement spécial du groupe, longtemps fondé sur l’autogestion et la liberté de décision de chacun, n’a pas facilité les choses. En 2007, Mahaleo a tout de même rempli deux soirs de suite la salle de l’Olympia à Paris. Et un film-documentaire, Mahaleo, qui lui est consacré est sorti sur les écrans de cinéma en 2005, réalisé par Paes & Rajaonarivelo.
Malgré la perte de deux des siens, le groupe reste actif. Il continue de composer. Bekoto a ainsi plusieurs musiques qui attendent encore des paroles : pour trouver l’inspiration, il n’hésite pas à les jouer au piano ou à la guitare au visiteur de passage chez lui. Mahaleo se produit aussi régulièrement sur scène. Depuis le début de cette année, il s’est lancé, pour fêter ses 45 ans, dans la préparation d’un album et dans une série de concerts qui le font passer par plusieurs villes du pays, et l’emmèneront en France et aux États-Unis.
Parfois, la mémoire de l’un ou de l’autre flanche, les spectacles durent moins longtemps qu’auparavant. Mahaleo peut par ailleurs apparaître comme le vestige d’un monde ancien dans une société de plus en plus individualiste, qui tend à privilégier la valeur « argent ». Mais le public, avec lequel il a une relation quasi intime, est décidément toujours là : les images d’un concert donné en 2012 à Antananarivo montrent une foule de jeunes chantant en chœur avec lui.
Entre deux représentations, chacun des Mahaleo retourne, comme toujours, à ses activités. Tous désormais retraités et grands-parents, ils mènent des projets prenants et originaux. Bekoto, par exemple, reste mobilisé sur les questions d’accès à la terre pour les paysans, Dama s’investit de plus en plus pour faire connaître la musique malgache à l’international. Charle, le percussionniste, qui a longtemps travaillé dans le développement rural, est pour sa part en train de bâtir une petite exploitation agricole près d’Ampefy, à 120 kilomètres à l’ouest d’Antananarivo. Intarissable sur les techniques de permaculture qu’il met en œuvre et sur son nouvel environnement, il découvre aussi la rudesse du milieu paysan vis-à-vis du néorural qu’il est devenu.
Dans la cour de sa ferme, plusieurs véhicules fatigués sont stationnés. Leur particularité : ils portent tous le nom d’une chanson de Mahaleo. C’est le cas aussi d’un pont construit non loin de là, grâce à un financement obtenu par Charle. Quand ce dernier évoque ses camarades artistes, il le fait toujours avec émotion, humour et passion. Car l’histoire de Mahaleo, c’est également celle d’une touchante amitié, qui a elle aussi remarquablement résisté au temps. « Je nous vois, les gars, je nous imagine plus tard/Vieux mais toujours ensemble/Chantant encore, sans regrets », a écrit Dama en 1987 dans Tadidiko ry zalahy (Je me souviens).
Source: Fanny PIGEAUD – Médiapart du 23/08/2017.